Nicole Hanot
Documentation Charles-Xavier Ménage
Introduction
Pour le monde entier, « les Belges sont des mangeurs de frites » à tel point que cette phrase est régulièrement citée comme exemple de stéréotype dans les ouvrages qui traitent du sujet Sweisguth.
Cette image mythique s’avère exacte :
Du nord au sud, de l’est à l’ouest de ce pays bien plus intimement lié que d'autres à l'histoire de la pomme de terre, que l’on soit jeune ou vieux, on aime les frites et on en mange tant, qu’elles ne sont plus un simple accompagnement dans le service principal du repas mais bien un élément intrinsèque de certains mets comme les moules-frites Goscinny, le poulet-frites Roegiers, la tomate-crevette-frites Francotte, les carbonnades-frites Jacobs, les boulèts-frites Roegiers2 ou la côte de porc al’berdouille-frites Boschman.
La frite est tellement ancrée dans le quotidien belge que c’est elle qui devient l’emblème des jeunes pendant l’épique crise gouvernementale belge qui a duré 589 jours en 2010-2011 : d’Anvers à Liège Franco, la « révolution des Frites » exprime ironiquement leur protestation contre le blocage politique.
Et Frietrevolutie sera le mot choisi par le dictionnaire Van Dale comme mot de l’année dans la catégorie politique, avec pour définition : « Protestation en Belgique contre les lenteurs à former un gouvernement. »
La frite est tellement aimée par les Belges qu’un détenu, qui pouvait pourtant en manger deux fois par semaine dans sa prison de Lantin (près de Liège), a préféré se faire représenter par son avocat à une audience du tribunal où il devait comparaitre plutôt que de rater son mets préféré. Comme le dit alors le procureur du roi : « l’appel des frites a été plus fort ! »L'Essentiel
L’amour des Belges pour la frite va plus loin.
Il a créé une spécificité belge dans l’universelle pratique de la cuisine de rue : le fritkot.
Ce terme, qui correspond à Pommesbude en allemand, à frietkraam en néerlandais et à friterie en français, est un belgicisme bdlp largement compris et utilisé dans les régions d’un pays qui possède justement ces trois langues nationales. Substantif issu du dialecte bruxellois – de friet = frite et kot = cabanon –, il supplante progressivement lefrituur flamand, et le frîtûre wallon Haust, démontrant par là-même l’union des grandes régions belges autour des frites.
Son adoption par les francophones wallons, qui avaient francisé leur frîtûre en « friture » avant d’estomper leur particularité sous l’influence du français de France Chaurand, indique clairement leur attachement à la singularité du fritkot belge.
« Friture » reste cependant encore utilisé : photo prise à Huy, le 22 novembre 2014.
Cette friture existe depuis plus de 50 ans
à l'emplacement d'un bunker de la Deuxième Guerre mondiale.
Fritkot doit toutefois encore conquérir la région germanophone qui utilise Frittenbude pour la baraque à frite etfrittüre pour l’établissement fixe.
De toute façon, qu’il soit orthographié frietkot chez les néerlandophones, fritkot ou frit-kot chez les francophones, le fritkot relève d’une même réalité et exprime une même culture typiquement belge.
La culture du Fritkot belge
Avec près de 5 000 fritkots pour 589 communes, le territoire belge offre presque une friterie dans chaque quartier. Et chacune est différente tout en étant similaire car on y débite principalement des frites.
Le fritkot belge constitue traditionnellement une micro-entreprise familiale où l’exploitant est en contact direct avec le client qu’il sert à la demande et sur mesure. Il arrive évidemment que l’un ou l’autre exploitant diversifie et étende ses activités avec bonheur, le meilleur exemple étant celui de la « Friture Léon » (Vanlancker) de Bruxelles, née à Bruxelles sous l’appellation « À la ville d’Anvers » en 1867 et qui est devenue « Chez Léon », une entreprise qui occupe 1350 employés dans ses 76 implantations belges et françaises…
Chez Léon dans les années 1950 – carte postale.
Mais bien des frituristes terminologie ne tiennent pas autant compte des grands principes marketing ni de la logique commerciale, car la passion de la frite et le plaisir d’un contact direct avec la clientèle leur importent davantage.
Architecture, décoration, atmosphère, service dépendent donc de la personnalité de l’exploitant et concourent, parfois autant que le savoir-faire professionnel du frituriste, à affirmer le caractère unique de chaque fritkot, lui conférant son charme souvent empreint de sans-façon et dénué de chichis.
La fidélisation de la clientèle ne se limite pas aux habitants voisins : la qualité de certains fritkots – comme Maison Antoine de la place Jourdan (Etterbeek) et Frit-Flagey de la place du même nom (Ixelles), concurrents au sommet du top 10 LeSoir, dont les fans sont parfois considérés comme Capulet et Montaigu Gourmet – leur occasionne une région de chalandise fort large et une réputation qui dépasse les frontières belges même si le temps d’attente est parfois… long Eatstowest.
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Maison Antoine – Crédit : Flickr upload bot |
Frit-Flagey – Crédit : Magnus Franklin |
Quant à l'emplacement des fritkots
Historiquement, les fritkots descendent des frituriers forains ambulants qui parcouraient la Belgique au gré des foires et des kermesses.
Le premier d’entre eux semble bien avoir été Jean Frédéric Krieger, fils d’un propriétaire allemand de théâtre ambulant et de son épouse grecque dont les parents tenaient à Bucarest une échoppe de pâtisseries frites. Dès 1838, la roulote de Jean – sous l’enseigne de la Friture « Fritz », mot-valise venant de frites et du second prénom du forain – et celle de son frère Georges (qu’il a embrigadé) parcourent la Belgique et remportent succès sur succès, au point que la famille va remplacer ses baraques en toile par de luxueux salons de dégustation en bois avant d’acquérir plusieurs immeubles à Liège, Charleroi et Gand et transmettre à sa descendance la passion des affaires gastronomiques – Lire notre article sur l'histoire de la frite par Pierre Leclercq.
Salon de dégustation des Fritz.
« Non, c’est le chat » est une expression courante au XIXe siècle, citée par Émile Littré dans son Dictionnaire de la Langue Française par E. Littré de l’Académie française, 1873, à l'entrée Chat : « manière populaire de répondre à une excuse personnelle à laquelle on ne croit pas. Votre fromage, ce n'est pas moi qui l'ai mangé. - Non, c'est le chat.
Le verre, ce n'est pas moi qui l'ai cassé. - Non, c'est le chat. »
Avec L’Économie culinaire (1861) du premier écrivain culinaire belge, Philippe-Édouard Cauderlier, les frites en bâtonnets apparaissent dans les réceptaires et entrent dans les foyers belges.
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Mais l’avantage de disposer d’un mets chaud fraichement préparé par d’autres que soi, constituant un coupe-faim agréable voire un repas consistant, calorique et bon marché qu’on peut picorer du bout des doigts, va multiplier les friteries dans nos villages, dans ces lieux de grand passage que constituent les places des gares, des églises, des maisons communales… puis le long de certaines nationales – comme la mythique N4 Bruxelles-Arlon surnommée la Frietenstrasse Henry par nos voisins Allemands – lorsque le transport routier se développe.
Et les frites, certains en mangeaient quotidiennement :
« Ton père a mangé des frites tous les jours. Et regarde comme il est fort ! Ça ne doit pas être si mauvais qu’on le dit maintenant. C’est que je n’avais pas le temps de chipoter, moi ! Et puis, comment lui refuser ? Il les sentait, les bonnes frites, impossible de résister ! D’ailleurs, on ne s’acomptait pas tant, alors ! On ne parlait pas tout le temps de son foie. Ton père, sans doute qu’il ne savait même pas où il était, son foie ! » Libens
Quant à l'architecture des fritkots
Il n’existe aucune architecture type pour le fritkot.
Les premières baraques à frites sont mobiles et ne peuvent stationner la nuit sur la voirie mais la possibilité de louer à titre précaire un emplacement aux communes va peu à peu se développer et certaines friteries vont devenir permanentes, simples roulotes ou caravanes bloquées par des cales en bois ou des pierres, tandis que d'autres resteront ambulantes, se déplaçant au gré des marchés, kermesses, brocantes et autres évènements qui attirent la foule.
La location d’un espace permet aussi l’installation de baraques en dur, souvent réalisées vaille que vaille avec des matériaux bon marché ou de récupération (planches, panneaux, tôles ondulées, etc.), parfois bâties avec des rondins en bois, affichant un style « chalet », allant jusqu’à la confection d’une terrasse couverte.
Huy, 2014. Fritkot toujours dénommé « Le chalet »
même si la façade avant a perdu son parement de bois.
La forme du fritkot important peu, on va voir des exploitants bricoler camionnettes et même bus qui ne durent que quelques années, l’humidité et la rouille attaquant les carrosseries.
C’est entre 1950 et 1980 que la Belgique compte le plus de fritkots extérieurs.
Si certains fritkots s’intègrent harmonieusement au paysage, nombre d’autres finissent par hérisser les autorités en raison de leur mauvais état, de leur esthétique parfois peu compatible avec celle des monuments avoisinants, d’une non-conformité aux règles d’urbanisme, de problèmes d’hygiène ou simplement de l’occupation d’un espace dont on ferait bien un parking…
Le fritkot est devenu encombrant pour les pouvoirs publics qui vont donc tenter de s’en débarrasser : refus de nouvelles implantations, refus de renouvèlement de permis, etc.
Bien des frituristes n’ont plus alors que la possibilité de s’installer dans un bâtiment « en dur », construit à dessein ou choisi dans le bâti existant.
Deux friteries d'Amay qui n'ouvrent qu'à certaines heures, 2014.
À gauche : la friterie de la gare, face aux bâtiments de la station qui sont, eux, définitivement fermés.
À droite : une rare friterie fixe « à emporter »
Ceux qui résistent trouvent un soutien inespéré auprès d’une Union professionnelle belge, l’Unafri-Navefri, active depuis 1984 et d’intellectuels, d’artistes.
L’anversois Paul Ilegems, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, établit une typologie des fritkots, les photographie par centaines, y découvre le symbole de la Belgique, y intéresse des artistes, suscite la création d’œuvres picturales et photographiques. Sa collection, d’abord partiellement logée au-dessus du Fritkot Max d’Anvers, est exposée dans la grange de la Ferme castrale de Hermalle-sous-Huy (en 2004) avant de tourner en d’autres lieux européens.
Cette collection se trouve aujourd’hui, en grande partie, au Musée de la Frite (Frietmuseum) de Bruges où elle a rejoint les machines du frituriste Eddy Cooremans et les trésors de cartes postales et photos de son compère Lucien Decraeye.
Entrée du Frietmuseum à Bruges – © Zeisterre
Comme par hasard, Anvers est la première ville à reconnaitre la plus-value culturelle du fritkot que le « Max » illustrait si bien. Ce Max, déjà présent sur la Burchtplein en 1842, déménagea à la Groenplein à cause de la modification du lit de l’Escaut, puis disparut lors du réaménagement de la place avant d'être réinstallé avec ingéniosité au même endroit mais à l’intérieur d’un immeuble et… de devenir quasiment une étape touristique d’Anvers.
Quant à la pratique dans les fritkots
De la marmite d’huile placée sur le premier poêle à bois et charbon de « Monsieur Fritz », on ne se souvient plus. Ni de ses fourneaux à gaz.
Type de fourneau utilisé pour la cuisson des frites en rue.
On notera que cette Française sert des pommes de terre frites en rondelles et non en bâtonnets. Dessin de Pierre Vidal dans Émile Goudeau, Tableaux de Paris, 1893 – © Metilsteiner
On ne se souvient pas davantage des premiers coupe-frites qui allégèrent considérablement l’énorme travail qui consistait à débiter les pommes de terre en tranches puis celles-ci en bâtonnets. Rares sont d’ailleurs encore les frituristes qui coupent eux-mêmes leurs frites… alors que la pratique est encore courante dans les foyers belges.
Modèles de coupe-frites professionnels et domestiques
au Musée de la Gourmandise de Hermalle-sous-Huy
La mécanisation, la pré-cuisson industrielle, la surgélation sont passées par là et la Belgique est d’ailleurs aujourd’hui le principal pays exportateur de pommes de terre surgelées Faostat.
La tôle étamée des paniers à frites a été remplacée par l’aluminium, et celui-ci par l’ « inox » (acier inoxydable).
Passoires et écumoires à frites, salière, Musée de la Gourmandise de Hermalle-sous-Huy